Live News

Le pédagogue Lindsay Thomas : «L’ébauche des propositions de la réforme fait froncer les sourcils» 

Lindsay Thomas

Le pédagogue Lindsay Thomas donne son point de vue sur l’existence des collèges régionaux. Il souligne que la confiance des parents repose sur la condition : une qualité et une rigueur uniformes dans les écoles régionales. Évoquant la Nine Year Continuous Basic Education, il souligne qu’elle avait été perçue comme une réforme prometteuse.  

Les autorités souhaitent apporter une réforme dans le secteur éducatif. Comment jugez-vous les propositions du ministère de l’Éducation ?
Le ministère de l’Éducation est probablement le plus complexe à gérer, tant par sa multidimensionnalité et sa pluridisciplinarité que par l’impossible coalition des forces en présence et la multitude de leurs attentes, légitimes ou pas. Le ministre Mahend Gungapersad n’est pas né de la dernière pluie et je ne lui ferai pas l’injure de croire qu’il a accédé à son poste la fleur au fusil. Mais le préambule à la réponse à cette question dit bien la difficulté de distribuer des lauriers ou de tirer sur tout ce qui bouge.

Pourquoi dites-vous cela ?
Permettez-moi donc de rappeler certains fondamentaux sans lesquels tout système d’éducation n’est qu’une maison bâtie sur le sable. Les propositions doivent être soumises aux révélateurs de performances (KPI) suivants :
• Éducation authentique – un contenu (curriculum), formel ou informel qui tient compte des connaissances à acquérir et des compétences à développer pour se frayer un chemin gagnant dans le dédale d’opportunités d’épanouissement qui se présenteront, tout en contournant les embûches et en franchissant les obstacles qui mettent en péril la réussite.

Intelligences multiples – nos enfants ne viennent heureusement pas en édition unique avec un mode d’emploi passe-partout. Comme le faisait valoir un des esprits les plus brillants de notre ère, il ne sert à rien de s’évertuer à entraîner un poisson à grimper dans un arbre.

Croissance intégrale des apprenants – croissance intellectuelle, émotionnelle, physique, spirituelle, etc.

Besoins et ambitions socio-économiques du pays.

Pédagogie – la boîte à outils indispensable, mais qui demande un audit et un renouvellement régulier.

Les valeurs sociétales à promouvoir.

La résilience et l’agilité du système éducatif à développer et affiner – le monde est turbulent et imprévisible.

« Last but not least » dans le contexte mauricien : la langue de transmission, le Kreol Morisien.

Que pensez-vous de la Nine Year Continuous Basic Education (NYCBE) de l’ancienne ministre de l’Éducation, Leela Devi Dookun-Luchoomun ?
La NYCBE proposée par l’ancienne titulaire au ministère de l’Éducation était porteur de tous les espoirs. Je me rappelle encore du discours inaugural et des documents fondateurs y relatifs… Les ‘Key Features & Goals’ étaient un chapelet de bonnes intentions mais qui ont fini par confirmer l’adage qui veut que « les chemins de l’enfer sont aussi pavés de bonnes intentions ». Mais n’enfonçons pas davantage le clou ; les projets éducatifs pensés, élaborés et construits par les esprits les plus éclairés échouent souvent sur les récifs de l’intolérance politique, culturelle et sociale. À Maurice, les germes de l’échec ont souvent été semés en amont par un manque cruel de discernement né de nos préjugés – que nous cultivons avec le même bonheur que la canne à sucre – Malcolm de Chazal dixit…

Et la réforme Gungapersad, nous conduira-t-elle vers les sommets brumeux ou vers des vallées où ruissellent le lait et le miel ? Déjà l’ébauche des propositions fait froncer les sourcils, pour dire le moins.
Quelles sont, selon vous, les raisons qui expliquent la remise en cause ou la fermeture des académies ?

La mixité annoncée avec faste et qui est appelée à se retirer sur la pointe des pieds. Ainsi, beaucoup ont cru que le succès de la mixité des nouvelles académies, considérées comme des foyers d’excellence en devenir, allait se construire tout simplement en équipant les bâtiments existants d’aménités pouvant satisfaire les nouveaux/nouvelles locataires. Nous sommes de fervents partisans de la mixité scolaire – elle se vit sans heurts majeurs au préprimaire, primaire, tertiaire et avec un certain bonheur dans la sphère secondaire des leçons particulières. Les bienfaits de la ‘co-education’ font rarement débat ; la concrétisation précoce de l’égalité des genres, l’apprentissage à la vie collaborative loin des stéréotypes, la promotion de l’équité et du respect mutuel sont des atouts de la mixité dont nous aurions tort de nous priver. Ceci dit, il est du devoir de tous les partenaires de l’éducation nationale de créer ou de parfaire les conditions essentielles à sa réussite. Il faudrait réinventer la scolarité secondaire au terme d’un paradigm shift qui débarrasserait les décideurs politiques autant que les pédagogues et les parents de leurs visières sectaires, sexistes et passéistes à souhait, pour faire place à une vision du monde plus en phase avec la réalité et les défis contemporains. Et ce ne sont pas que des vœux pieux… une école qui permettrait une fécondation croisée ou hybridation des atouts de la féminité et de la masculinité est réalisable… d’autres sociétés la vivent au point de rendre caduques les ‘gender issues’. Les raisons de la fermeture prématurée des académies mixtes semblent relever de tabous dont l’évocation même semble contraire au politiquement correct. Je concède que la gestion d’une communauté mixte d’adolescents scolarisés est loin d’être une sinécure, mais faut-il pour autant jeter le bébé avec l’eau du bain ? Nous souhaitons connaître les résultats de l’évaluation des académies mixtes et les conclusions sur lesquelles sont fondées leur répudiation annoncée.

Selon vous, en quoi la Remedial Education et l’Automatic Promotion reflètent-elles les limites du système éducatif mauricien ?
Remedial Education et Automatic Promotion, deux des expressions favorites des censeurs de l’éducation primaire à Maurice. À mon humble avis, ce ne sont que les arbres qui cachent la forêt… une forêt qui finit par concevoir et mettre au monde l’Extended Stream et le Foundation Programme. Je vous renvoie à mes propos sur les révélateurs de performance. Avons-nous une bonne connaissance et une compréhension adéquate du profil des enfants de la République auxquels l’on offre la tant acclamée « éducation gratuite », un des joyaux de notre État-providence ? Disposons-nous d’un modèle fiable de la sociologie, de l’anthropologie, de la psychologie, etc. de la population à éduquer ? Avons-nous une idée précise des savoirs à dispenser et des compétences à acquérir par chacun des groupes et sous-groupes identifiés ? Pour développer une pédagogie porteuse, se laisse-t-on interpeller par les intelligences multiples de Gardner et l’intelligence émotionnelle de Goleman ? Quid de l’Intelligence Artificielle ? Un collègue me faisait remarquer que Piaget, Bloom et compagnie et leurs successeurs contemporains sont enfermés dans la prison haute sécurité du MIE à Réduit sans rémission de peine possible. Les pratiques de nos profs sont à des années-lumière des élégantes théories apprises au MIE.

À quoi servent la Remedial Education et l’Automatic Promotion sinon à garder sous perfusion un malade dont le pronostic vital est engagé ? La Remedial Education est au mieux un expédient, alors que l’Automatic promotion n’est qu’un « face saving device ». Et les deux préparent le terrain et prêtent une légitimité (mal acquise ?) à l’Extended Stream, et maintenant, au Foundation Programme. Nous voulons bien croire que les causes de l’insuffisance de l’Extended Stream ont été bien répertoriées et comprises et que le Foundation Programme traînera bien moins de casseroles. Pédagogues et autres partenaires de l’éducation nationale doivent évaluer à temps et à contretemps et ne pas tergiverser pour y apporter des mesures correctives. Il est peut-être utopique de souhaiter un « getting it right first time goal » de la philosophie du Total Quality Management (TQM), mais de grâce épargnons aux enfants de la République, surtout les plus mal lotis, la mentalité « bat-bate » qui consacre l’à-peu-près et les condamne à l’échec scolaire.

La Remedial Education échoue souvent par le manque de ressources humaines adéquatement motivées et formées. Les éducateurs affectés à cette tâche, qui peut s’avérer salvatrice, méritent un traitement à la mesure des difficultés inhérentes à sa performance. L’Automatic Promotion est très souvent un leurre ou une promesse presque impossible à tenir. Mais recaler un enfant ne devrait jamais être un acte de rejet. La remise à niveau, la reconstruction de l’ego blessé, l’élargissement des pôles alternatifs de croissance intégrale doivent porter l’enfant ayant pris un départ plus laborieux que ses pairs vers son plein épanouissement éventuel.

Les réformes successives répondent-elles réellement aux besoins des enseignants et des élèves ?
Je dis souvent que je me suis joint au professorat un peu comme on entre en religion – avec un ardent désir de servir, humblement mais efficacement, en faisant preuve d’humanité. J’ai la conviction que l’éducateur, le vrai, n’a d’autre choix que de toujours être au sommet de son art. L’on aura beau moderniser la pédagogie, doter le processus de la transmission du savoir et de l’acquisition des compétences d’outils technologiques dernier cri, célébrer l’IA comme on le ferait d’un messie, l’éducateur reste inamovible. Bien sûr, il/elle doit sans cesse apprendre à lire de nouvelles partitions et jouer sur de nouveaux claviers pour être au diapason du monde et des élèves. L’éducateur doit apprendre à ses élèves à se passer de lui/d’elle, mais il/elle doit laisser le temps au temps, et laisser l’eau, souvent beaucoup d’eau, couler sous les ponts…

Que faut-il faire ?
Les réformes successives promettent monts et merveilles aux profs, mais l’effet d’annonce prend le plus souvent le dessus sur l’obligation de résultats tangibles. L’éducateur, bâtisseur d’hommes et de femmes de demain, mérite que l’on s’y intéresse réellement. Formation universitaire dans la matière à enseigner, formation professionnelle continue, participation aux ateliers de travail pour le partage de bonnes pratiques et pour l’évaluation continue des curricula et pédagogies. L’éducateur est un interlocuteur de choix et doit être partie prenante de toute décision majeure ou jugée insignifiante par les autorités. Les éducateurs se sont souvent retrouvés, ces dernières années, devant des faits accomplis. Du temps de son passage dans les rangs de l’opposition, l’actuel titulaire du portefeuille de ministre de l’Éducation nationale prenait souvent fait et cause pour la classe des enseignants. Faciliter la réinvention de la profession d’éducateur ne relève pas de la partisannerie ni d’une quelconque charité déplacée, mais d’œuvrer à la promotion humaine et sociale. Être « pupil-centred » n’exclut pas être « teacher friendly ».

L’éducateur est sur le front des mutations sociales et technologiques qui impactent notre jeunesse et se retrouve très souvent dans la peau du bouc émissaire de tous les maux dont souffrent nos enfants – l’école et les profs ont bon dos. Les éducateurs n’ont pas besoin de protection rapprochée, mais de parents qui assument pleinement leurs responsabilités et mettent à l’épreuve leur autorité. Les profs s’attendent à un environnement légal et institutionnel qui leur assure la sérénité nécessaire pour servir les enfants de la République. Je voudrais dire au ministre que ses alliés les plus sûrs sont les profs.

Quels modèles internationaux sont évoqués comme sources d’inspiration ?
Les modèles internationaux, sources potentielles d’inspiration. Les modèles scandinaves font rêver et nous semblent capables de répondre à nos besoins et donner vie à nos ambitions. Cela me ramène au fantasme, qui a habité des gouvernements successifs, de faire de l’île Maurice le Singapour de l’océan Indien. Les concepts de role-models et de benchmark, pour attrayants qu’ils sont, ne doivent pas occulter que dans le meilleur des cas l’on ne peut que devenir de meilleures versions de soi-même. Nos fondations sociologiques, anthropologiques, culturelles et économiques nous donnent notre ADN qu’aucune opération politique ou systémique ne pourrait altérer. Nous inspirer des Scandinaves, les premiers de la classe, est un bon point de départ, mais ne devrait pas nous éloigner d’autres expériences vécues sous des cieux plus conformes à notre réalité. Notre modèle éducatif optimal est voué à être authentiquement mauricien, même s’il est agrémenté de couleurs et de senteurs venues d’ailleurs.

Quelle condition est jugée indispensable pour que la régionalisation scolaire soit réellement efficace ?
Élever et éduquer un enfant dans son milieu naturel relève du bon sens, et pour cause : lui imposer un minimum d’effort pour se rendre à l’école dans un environnement physique et sociologique qui lui est familier est souhaitable jusqu’au moins le milieu de l’adolescence. La régionalisation tient généralement la route, mais faut-il encore que l’égalité des chances soit érigée en droit inaliénable de tous les enfants.
Si toutes les écoles régionales affichaient la même exigence de qualité et la même rigueur pédagogique, les parents, dans leur grande majorité, opteraient pour les Regional Colleges.

La cohabitation des deux catégories de collèges ne devient polémique que du moment où une compétition accrue et une inexorable épreuve de sélection viennent troubler ce qui aurait dû être une saine et sereine transition de l’enfance à l’adolescence. Il est des enfants que la compétition pousse vers des sommets scolaires sans dommages collatéraux pour d’autres dimensions de leurs vies. Mais il y en a d’autres que la compétition broie et déshumanise.

Il incombe aux parents de bien faire le discernement et aux autorités d’atténuer les dimensions néfastes, voire perverses, de la compétition en milieu scolaire. Aux parents, je propose cette analogie empruntée du « Marketing » : Know Your Child (KYC). Aux autorités : diriger, c’est aussi faire preuve d’empathie.

Quelles solutions pourraient être mises en place pour que l’éducation devienne un projet partagé par toute la société ?
On ne le dira jamais assez : l’école est le microcosme de la société. Le dicton kreol, « dan dizef poul pa kapav gayn ti kanar » est une vérité de La Palice.

L’école deviendra le havre de paix dont beaucoup rêvent le jour où la société empruntera le chemin de la rédemption. Depuis ma plus tendre enfance, j’entends mes parents tenir le langage suivant : « l’éducation commence à la maison ». Don’t read me wrong, je ne fais aucun blame game pour clouer les parents au pilori.

L’on devient parents dans un monde en ébullition sans préparation aucune. Les profs ont quand même la possibilité de se former alors que les opportunités de formation des parents sont l’exception plutôt que la règle. Tout ceci pour dire que ces problèmes multidimensionnels requièrent une approche pluridisciplinaire menée par une coalition de partenaires disposés à faire taire leurs différends et différences périphériques. L’unanimité est difficile à obtenir, mais quand il y a le feu dans la demeure, il faut parer au plus pressé.

Le cri de Kaya « leve do mo pep pran konsyens realite » résonne comme un cri de guerre contre les tares qui guettent notre jeunesse.

Quelle analyse faites-vous des récents résultats du PSAC ?
C’est un non-event, car ils suscitent un satisfecit, compréhensible certes, parmi les parents et leurs enfants victorieux du système. Pour le coup, les pourfendeurs du système affichent un calme inquiétant, à moins que la tempête ne soit imminente.

Notre service WhatsApp. Vous êtes témoins d`un événement d`actualité ou d`une scène insolite? Envoyez-nous vos photos ou vidéos sur le 5 259 82 00 !