Vendredi 12 décembre, à quelques jours de Noël. Dans la camionnette frigorifique de FoodWise, nous sillonnons l’île pour livrer l’espoir. Reportage.
8h 30, Gare Victoria. Sous l’abribus de l’Urban Terminal, l’air est déjà lourd. Le soleil de décembre a cet embonpoint qui fait chercher l’ombre. Nous attendons Jason de FoodWise et sa camionnette frigorifique pour la distribution de vivres. Il passe. Trop vite. Nous restons plantés sur le trottoir tandis que le véhicule blanc s’éloigne. Un coup de fil. Rires. « Attendez-moi au lay-by, 500 mètres plus loin ! »
Quand nous grimpons enfin à bord, la cabine sent le propre et le diesel. On se connaît déjà, pas besoin de palabres. Derrière nous, dans la partie frigorifique, le moteur ronronne. « On a du chemin à faire », lance Jason en embrayant.
Premier arrêt : Innodis. Le parking, les portes de l’entrepôt grandes ouvertes. Jason attrape un diable, disparaît à l’intérieur. Il revient avec des cartons empilés jusqu’au menton. Saucisses Doux. Puis des sachets Emborg : carottes, petits pois, haricots verts. Le tout glisse dans le ventre glacé de la camionnette.
« Détendez-vous, je m’occupe du reste », nous dit-il en repartant chercher une nouvelle cargaison. Les derniers cartons : des triangles de La Vache qui rit, ceux que les enfants adorent. Jason referme les portes. Clac. Le froid est sous contrôle. La chaîne ne doit pas se casser.
9 h 30. Direction l’autoroute. Cap au sud.
Cité La Chaux : le cirque sans enfants
L’ONG Cirque Social, à Cité La Chaux, nous attend, mais quelque chose cloche. Pas un cri d’enfant. Pas un rire. Les locaux sont vides. Priscilla Briquin, la coordinatrice, nous explique : le ministère des Sports et des loisirs a organisé un événement à Mahébourg. Tous les gamins y sont. Qu’importe. Les cartons s’empilent sur les tables.
Priscilla a cette énergie de ceux qui se battent sans bruit. « Notre cercle social accompagne les enfants de la cité », commence-t-elle. Elle parle de développement holistique, de stigmatisation. Des « zanfan site ». Ce poids qu’ils portent dès qu’ils disent d’où ils viennent. « On offre la danse, le théâtre, l’acrobatie, la percussion, la ravanne, des ateliers d’art plastique. Gratuitement. On a aussi un groupe d’ados qui viennent vers nous pour s’occuper et être loin des fléaux qui ravagent notre jeunesse : la drogue synthétique, l’alcool, les grossesses précoces. Il leur faut un encadrement, un suivi et beaucoup d’attention. »
Six mamans font tourner l’ONG. Trois sont en formation. Toutes habitent Cité La Chaux. Leurs enfants grandissent ici, entre les répétitions et les ateliers. « Notre approche, c’est de rassembler tous les gens du village et de leur faire prendre part au développement de leur quartier. Pour ne plus être stigmatisés comme des ‘zanfan site’. »
Dans un coin, Shirley Yip attend son tour. Séparée de son mari. Trois enfants. Trois petits-enfants. Elle parle doucement, presque avec pudeur. « C’est mon fils qui subvient à nos besoins. Je dois remercier le Cirque social d’avoir mis ce projet qui aide tout le quartier. C’est un soulagement pour moi de recevoir de l’aide », confie-t-elle. Elle ajoute : « Comme moi, il y a plusieurs familles dans le besoin à Cité La Chaux. Mes petits-enfants vont dans cette école gratuitement et les ados trouvent de quoi s’occuper l’après-midi pour ne pas aller vers les fléaux. Le Cirque est un sauveur pour nous tous. »
Caritas Mahébourg : la file silencieuse
La camionnette repart. Jason connaît la route par cœur. Quand nous arrivons à Caritas, Mahébourg, elles sont déjà là. Une quinzaine de femmes, assises en rang, sacs en jute posés à leurs pieds. On dirait la sortie d’une messe. Mais c’est une autre forme de recueillement.
Jessica Francois, polo-shirt rouge au logo de Caritas Maurice, portable dans la poche arrière, va et vient entre les cartons et les bénéficiaires. Elle gère cinq lieux de culte catholique et 17 villages, de St-Hubert à Grande-Sable. Cette habitante de Vieux-Grand-Port a l’œil partout.
« On se rend compte que les produits laitiers sont hors de portée des petites gens, mais aussi de la classe moyenne », explique-t-elle en ouvrant un carton. « Quand on reçoit des produits laitiers, nous sommes ravis. Au moins, on sait que des enfants en bas âge vont pouvoir déguster un pain au beurre avec une tranche de fromage, une tasse de lait ou un yaourt. Pour nous, c’est rien, mais pas pour eux. Au nom de Caritas Maurice, on se doit de remercier ces bénévoles qui se donnent à fond pour tendre l’oreille et prendre les enfants et les adultes par la main. C’est cela, leur cadeau. »
Nous nous approchons de la femme qui sourit le plus largement. Il s’agit de Cindy Francois, conseillère du village de Ville-Noire. « Je suis là pour récupérer les dons que j’emmènerai dans mon village et que je distribuerai aux familles les plus nécessiteuses. » Son sac est énorme. Dedans, de quoi nourrir une quinzaine de familles. Elle joue l’intermédiaire, le pont entre Caritas et ceux qui n’osent pas venir.
À côté d’elle, Priya Rose. 43 ans, quatre enfants, habitante de Ville-Noire. Bien portante, en bonne santé. Le regard direct. « Je viens depuis quelques années. Ces dons m’aident. On ne peut pas dire que ce n’est rien, c’est beaucoup pour moi et ma famille. »
Plus loin, Sunita Ramjee, 62 ans. Séparée. Deux enfants, dont un fils de 37 ans, malade, alité. « Je viens à Caritas quand on m’appelle. Cela fait plus d’une dizaine d’années. Je préfère demander que de voler pour survivre. » La phrase tombe comme un couperet.
C’est encore Cindy qui a poussé Nadia Latour à venir aujourd’hui. 47 ans, deux enfants dont un en très bas âge. Elle parle bas, mais les mots sortent quand même : « Le peu parfois qu’on reçoit nous aide, ma famille et moi, à avoir des repas. Avec Caritas, c’est une main tendue de Dieu. Je remercie les donateurs, Caritas et FoodWise, d’entendre notre souffrance. »
Nous posons la question qu’on n’ose pas toujours formuler : y a-t-il de la honte à tendre la main ? Les regards se croisent. Les réponses fusent, presque en chœur. Ni honte, ni a priori. « Ceux qui pensent le contraire n’ont qu’à vivre notre quotidien. » La phrase résonne longtemps après que la camionnette a redémarré.
Depuis sept ans, FoodWise joue le rôle d’un Resto du Cœur en miniature. Lotilde Charpy, la General Manager, et Laetitia Maujean, responsable de communication, ont été au four et au moulin ce vendredi 12 décembre. Avec toute l’équipe de Moka, elles peuvent compter sur le soutien de partenaires comme le groupe Innodis. En cette période de Noël, c’est une petite lumière qui réchauffe, un tant soit peu, le cœur de ces oubliés du développement.
Dans la camionnette qui file vers Port-Louis, Jason ne dit rien. Mais son regard dans le rétroviseur dit tout. Demain, il recommencera.
« Aidez-nous à aider les autres »
Lotilde Charpy dirige FoodWise depuis plus d’un an, mais son engagement remonte aux débuts de l’ONG, il y a sept ans. Grande, svelte, lunettes de soleil sur le nez, elle impose son énergie et son charisme dès les premiers mots.
FoodWise, c’est un peu les Restos du Cœur version mauricienne. À échelle locale, l’ONG distribue 1,8 million de kilos de produits chaque année, soit 7,4 millions de repas, grâce à plus de 300 partenaires alimentaires qui offrent leurs surplus encore consommables. Des chiffres impressionnants, mais qui ne font qu’effleurer l’ampleur du défi : 279 kilos de nourriture consommable sont jetés chaque minute à Maurice, tandis que plus de 100 000 Mauriciens vivent en insécurité alimentaire.
Pour Lotilde Charpy, chaque don, chaque panier distribué, n’est pas seulement un chiffre : c’est une bataille contre le gaspillage et la faim, menée avec le cœur et une détermination contagieuse. Sa voix se fait plus pressante quand elle évoque les hôtels. « On a demandé aux hôtels que FoodWise puisse récupérer les repas préparés pour les buffets et les redistribuer le jour même ou le lendemain, mais certains n’ont pas encore rejoint le mouvement. Ces repas vont à la poubelle alors qu’ils sont encore consommables. »
Elle insiste sur l’importance de la chaîne de solidarité. « FoodWise ne peut tout faire seule. On essaie de sensibiliser les donateurs alimentaires. Nos donations dépendent dans une grande mesure du surplus des donateurs. En cette fin d’année et à la veille de Noël, on fait un effort spécial pour que tous ceux qui nous approchent aient de quoi mettre sur la table pour Noël. Cela réchaufferait le cœur de toute l’équipe, totalement dévouée à la cause de FoodWise. »
Elle conclut avec un appel direct. « FoodWise est à la recherche de partenaires financiers, nous sommes une entreprise sociale qui survit grâce aux dons. »
Dans cette bataille quotidienne, Lotilde Charpy n’est pas seule. Écrivaine avec son premier roman « Seconde chance », et responsable de la communication pour FoodWise, Laetitia Maujean a rejoint l’équipe il y a cinq mois. En quoi consiste son job ? Sourire scotché aux lèvres, elle lâche : « Je suis responsable de la communication au niveau des médias, des réseaux sociaux et en interne. J’adore ce que je fais. »
Pour elle, la communication n’est pas qu’un métier, c’est un outil de transformation. « La com aide à montrer le côté positif de notre action commune. Il y a beaucoup de choses à faire. Je voudrais que la communication et le partage permettent de contribuer à un changement qui a du sens. »
Sur le terrain, ce sont des hommes comme Jason qui font tourner la machine. Avec son compère Cleeven, il est aux commandes de sa camionnette frigorifiée. Ils en prennent possession, non sans avoir compté carton par carton. Un exemple pour la seule journée de vendredi dernier : 24 boîtes fois 13, soit 312 sachets de saucisses de poulet de la marque Doux. Puis les légumes en medley Emborg : 25 fois 24, soit 600 sachets. Et le fromage La Vache qui rit : 5 fois 36, soit 180 portions.
De quoi régaler, comme le dit Lotilde Charpy : « C’est un grand don pour les familles en cette période festive. » Derrière chaque chiffre, une famille. Derrière chaque carton, un repas. Derrière chaque trajet de Jason et Cleeven, un peu moins de faim à Maurice.
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